Histoires d'Algerie(suite): textes choisis par un ami kabyle>

Publié le par Balintawak

Quand Charlot tenait salon aux Vraies Richesses...

C'est un vieux monsieur assis au milieu de collines de livres. C'est un vieux monsieur qui, là-bas, dans un Alger encore d'insouciance, échangeait des avis éditoriaux avec Camus, refaisait le monde avec Jules Roy et fermait boutique vers trois heures du matin quand Emmanuel Roblès décidait enfin d'aller se coucher. Edmond Charlot - on disait Charlot tout court comme pour l'autre, celui des sautillants écrans - Charlot donc fut l'accoucheur de cette génération : il fut le premier à tenir le manuscrit de L'Etranger que Camus n'envisageait pas de publier ailleurs que chez lui, il reçut, par des voies mystérieuses, Le silence de la mer de Vercors et le publia d'enthousiasme.

Etrange moment de grâce intellectuelle que celui de cette librairie d'Alger baptisée aux Vraies Richesses qu'une maison d'édition vint rapidement épauler. Jean Grenier, philosophe, écrivain, professeur de khâgne de Camus et de Charlot, ne croyait sans doute pas si bien semer quand il conseilla à son élève de se lancer dans l'édition. " Je vous donnerai un texte ", lui avait-il dit comme cela, parole en l'air. Charlot la rattrapa au vol. Et se trouva très vite à tenir salon, comme on aurait dit au XVIIIe, mais un salon joyeux, bambochard et nocturne, où Roblès, Camus, Grenier, Gabriel Audisio venaient respirer dans cet Alger d'avant-guerre à la vie intellectuelle sans souffle.

Aujourd'hui, Edmond Charlot analyse cet instant suspendu d'avant les catastrophes : une réaction à l'algérianisme, dit-il, ce courant " un peu ridicule qui parlait d'Algérie sans jamais montrer les Algériens ". La bravache devise de la maison - " Des jeunes, par des jeunes, pour des jeunes " - et une étonnante conjonction de talents firent le reste : en 1940, Charlot avait déjà publié L'envers et l'endroit et Noces de Camus, ses auteurs s'appelaient Max-Pol Fouchet, René-Jean Clot ou Lorca dont il fut le premier éditeur français.

La guerre, loin d'étouffer ce foyer, le raviva. L'éloignement de la France vichyste autorisait quelques audaces. Trop peut-être : Charlot se retrouva en prison sous le soupçon de (sic) " présumé gaulliste, sympathisant communiste ". Mais Vichy, guerre, prison n'y purent rien : Charlot publia, publia encore. Jules Roy, Roblès, Gide qui passait la guerre en Afrique du Nord.

De France, tant que les liaisons ne furent pas coupées, lui arrivaient régulièrement des paquets postés à Chambon-sur-Lignon où Camus était réfugié. Il annotait, conseillait. Et puis, un jour, envoya un énorme pavé : L'Etranger, Caligula, Le mythe de Sisyphe qu'il voulait faire paraître ensemble sous un même titre : L'absurde.

Charlot se souvient du choc ressenti. Mais que faire ? " Nous n'avions plus d'encre, plus de papier. Avec Max-Pol Fouchet nous allions gratter la suie dans les cheminées pour faire de l'encre ". C'est Gallimard qui publiera. Quand, de la valise de Londres, arrivera le manuscrit du Silence de la Mer, la situation est un peu meilleure. Et c'est Charlot qui éditera.

L'après-guerre ne fut pas moins glorieuse : Camus encore, Roblès toujours, Jules Roy, Koestler, et un Fémina et un Renaudot La nouvelle guerre, celle d'Algérie, trouva les éditions Charlot financièrement exsangues et littérairement glorieuses. L'OAS les trouva, elle, trop " libérales " : deux attentats firent crouler librairie, stocks, archives.

Aujourd'hui, il reste aux mains de collectionneurs fanatiques quelques exemplaires de ces livres sur papier exécrable qui sont des petits trésors. Et, dans la tête d'Edmond Charlot, le souvenir d'un monde qui sut, au long de quelques étés algériens, marier la beauté avec l'intelligence.

J. VILACEQUE (ML)

Publié dans Images d'Algerie

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