Mémoire perdue? Le massacre des Blancs de Saint Domingue...

Publié le par Emile Martinez

 J’ai vécu en Haïti de 1972 à 1975. Jean-Claude Duvalier  venait alors de succéder à son père et semblait donner les signes d’une volonté de libéralisation du régime que  le monde attendait. En France, le président Pompidou, sensible au fait que la voix d’Haïti avait été déterminante dans la décision de faire du français l’une des langues de travail de l’ONU (1946), avait décidé de faire un effort important pour maintenir ce petit pays dans le giron de la francophonie. C’est dans ce contexte que je fus nommé à la tête d’une mission comprenant une trentaine d’assistants et de  conseillers (elle s’étoffa les années suivantes.) qui débarqua dans le pays le 15 septembre 1972. Notre travail consistait à repenser complètement le système éducatif, à mettre au point des méthodes d’enseignement, à concevoir des manuels scolaires, à former  des enseignants, des inspecteurs et des cadres, à construire des écoles de brousse,  sortes de centres communautaires, à ouvrir la voie à l’enseignement du créole seule langue comprise par la majorité de la population, à  imaginer les missions et les contenus de l’I.P.N. (Institut Pédagogique National) dont je fus le directeur jusqu’à sa remise aux autorités locales. 

        J’ ai découvert, au cours de ces années, un peuple attachant, créatif sur le plan des arts, digne face à l’adversité, courageux dans ses luttes. J’y ai fréquenté des personnes de grande valeur dont la culture et la maîtrise de la langue française auraient pu faire rougir plus d’un de nos intellectuels. Aujourd’hui encore, je pense avec émotion au linguiste Pradel Pompilus, si savant et si modeste à la fois,  à l’indomptable journaliste Jean Dominique assassiné devant sa station de radio Haïti Inter, à sa courageuse compagne, Michèle Montas, au professeur Jean Claude, de Jacmel, capable de soutenir une conversation en latin, au peintre Tiga, fondateur du mouvement « Saint-Soleil » remarqué par André Malraux, à Fritz Dorsainville l’intransigeant et vertueux directeur de l’enseignement et à beaucoup d’autres encore.thinking.jpg

Malheureusement, Haïti qui a encore régressé depuis cette époque, fait partie  des sept pays les plus pauvres du monde et son peuple continue de vivre une effroyable tragédie le condamnant à la misère ou à l’exil. 

          On sait la part que la France a prise dans la genèse de cette triste  situation mais  on connaît moins bien celle qui incombe aux orientations que les premiers dirigeants haïtiens donnèrent à leur politique. Rappelons brièvement les faits. Après l'abolition de l’esclavage par la Convention (1793), Toussaint Louverture avait rétabli la paix et chassé les Espagnols et les Anglais qui menaçaient la colonie. Nommé gouverneur, il promulgua une constitution autonomiste mal acceptée par Napoléon Bonaparte qui, sous l'influence des commerçants et des créoles dont Joséphine de Beauharnais, envoya en 1802 une armée commandée par son beau-frère, le général Leclerc, pour rétablir l’esclavage et démettre  le chef noir. Ce dernier fut arrêté et emprisonné au fort de Doux, dans le Jura, où il mourut des rigueurs du climat, le 22 octobre 1803. Après quelques victoires sans lendemain, l’armée de Leclerc, décimée par les maladies et combattue par  un peuple défendant farouchement sa liberté, est vaincue (automne 1803) par le successeur de Toussaint Louverture, le général Dessalines, qui  proclame le 1er janvier 1804 l'indépendance d'Haïti, se fait désigner  gouverneur général à vie, puis empereur, sous le nom de Jacques 1er. Il confisque alors les propriétés des Blancs (rappelons que les noirs libres ou affranchis et les sang-mêlés possédaient 30% des terres et 25% des esclaves)  auxquels il interdit  la propriété de terres en Haïti et ordonne   leur mise à mort qui sera systématiquement mise en œuvre malgré l’opposition d’une partie des officiers. L’historien Peter J. Frisch, dans un article intitulé « L’état civil de Port au Prince, témoin du massacre général des Blancs »  paru en 1994 dans le No. 58 de la revue « Histoire et généalogie de la Caraïbe » cite deux documents bouleversants sur ce sujet. Le premier est un texte de Thomas Madiou, le premier historien haïtien :

    

"A  dix heures du soir du 16 mars,  l'égorgement  commença sur plusieurs points de la ville à la fois.  Des  pelotons de  soldats  guidés  par des hommes  armés  de  poignards, appartenant à la marine,  au commerce, à l'administration, pénétrèrent dans les maisons des Blancs et les égorgèrent.
Des hurlements affreux remplirent la ville : un vieillard nommé  NONE,  habitant  de la rue  des  Fronts Forts,  fut immolé  un des premiers.  Le massacre continua jusqu'à  la pointe  du  jour.  Alors les tueurs se reposèrent un  peu.
Vers les huit heures,  ils recommencèrent le carnage. Les Blancs  qui  n'avaient pas succombé dans  la  nuit  furent arrêtés, conduits hors de la ville et sacrifiés à la Croix des Martyrs ...  Des enfants armés de sabres assassinaient ceux  des Blancs qu'ils rencontraient dans les  rues.  Ces malheureux,  déjà  terrifiés,  se  laissaient  tuer  sans opposer  aucune résistance (...) Le lendemain,  le gouverneur DESSALINES parcourut la ville dont les  galeries  et les  places  étaient  teintes de  sang  ...  Cependant le gouverneur  général  accorda  la vie à  plusieurs  Blancs, médecins,  chirurgiens,  pharmaciens et chapeliers dont on pouvait avoir besoin
Thomas MADIOU, Histoire d’Haïti publiée à  Port au Prince en 1847, rééditée aux éd. Henri Deschamps, Port au Prince 1989)

  Le deuxième document est un extrait du rapport que fit Samuel NEWS,  capitaine en second de la goélette américaine « John Vining » à l'agence consulaire de France à Santiago de Cuba :

"Se trouvant au Port-au-Prince à la fin de mars ... il (déclare) y a(voir) été  témoin  du massacre général des  Blancs  restés  dans ladite ville, par les Noirs, lequel massacre a commencé le vingt  mars  et a continué jusqu'au vingt-trois  dudit mois et s'est commis avec des circonstances  atroces,  que les  Noirs  se  sont portés dans les  différentes  maisons habitées par des Blancs,  ont enfoncé les portes, entraîné dehors  les malheureuses victimes qui s'y  trouvaient  et, après les avoir entièrement dépouillées et mises nues, les ont  inhumainement  massacrées  dans les rues  à  coup  de sabre,  qu'après  le massacre on a assuré à lui  comparant que  le nombre des victimes s'élevait à plus de cinq cents parmi  lesquels  se  trouvaient une femme  et  ses  quatre enfants,  qu'il  sait avec certitude qu'à l'exception  des femmes  blanches (1) il n'a été épargné que quatre  hommes blancs dont il ignore les noms, savoir deux négociants, un médecin,  un chirurgien et un forgeron ...  que parmi  les gens  qui  massacraient,  il  y avait un grand  nombre  de mulâtres généralement officiers".
1) Les  femmes  blanches et leurs enfants seront  également massacrés par la suite.

     Ces évènements rendront difficiles les négociations ultérieures avec la France et auront des conséquences gravissimes pour Haïti. La France refusera de reconnaître l’indépendance du pays et, le 11 juillet 1825, le roi Charles X lui imposera, sous la menace  d’une escadre de 14 vaisseaux et de 500 canons, le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs or ramenés ultérieurement à 90 millions, que les Haïtiens paieront jusqu’en 1888. Les impôts créés pour faire face au paiement de la dette entraîneront des révoltes paysannes et créeront, à partir de 1826, un climat de violence  et une instabilité dont le pays n’est jamais totalement sorti.  Enfin, selon l’historien dominicain Frank Moya Pons, la dette à l’égard de la France constituera l’un des motifs principaux de la volonté d’occupation de la partie hispanophone  de l’île, qui provoqua, jusqu'en 1859, de  sanglants conflits entre Haïti et la République dominicaine : 
« Moreover, the Haïtian objected that if France recognized Dominican independence, they would have no more chance to reoccupy the eastern two-thirds of the island and could not collect from Dominicans the money and ressources needed to pay the debt that they had contracted with France in 1825 » in The dominican Republic, a national history. Markus Wiener Publisher. Princeton 1998 p. 171.

donkeys.jpgLe calvaire des Noirs réduits en esclavage, arrachés à la terre de leurs ancêtres,  exploités sans pitié dans les plantations, la cruauté de certains maîtres  qui traitaient des êtres humains comme des animaux, l’indifférence des autres qui, à de rares exceptions près, acceptaient un système dont ils tiraient profit, constituent une tache sur la mémoire de la France qui ne peut provoquer  aujourd’hui qu’un sentiment de rejet et de  honte. La colonisation de Saint-Domingue fut un énorme gâchis parce qu’elle reposait sur un système injuste et condamnable et parce qu’en refusant l’évolution pacifique qu’aurait permis un accord avec Toussaint Louverture encore attaché à la France, Napoléon porte la lourde responsabilité de l’histoire tragique qui  suivit. Mais, dans ce régime inique, tous les Blancs n’étaient pas dépourvus d’humanité comme le montre l’exemple de Toussaint Louverture lui-même qui reçut une instruction et fut affranchi à l’âge de quinze ans. En les massacrant sans pitié, Dessalines qui recréa avec le travail forcé sur les plantations une certaine forme d’exploitation des Noirs et persécuta les mulâtres,  a fragilisé la nation naissante d’Haïti et transformé l’épopée de la liberté entreprise par Toussaint Louverture en une sanglante mascarade. Quant aux Blancs de Saint- Domingue, ces Pieds-noirs du nouveau monde, leur mémoire méritait bien ce rappel de l’histoire.

 


Publié dans mémoires plurielles

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